Extrait
Début du roman.

Il faisait nuit, la lumière blafarde de l'Une tombait par intermittence sur le paysage désolé et froid d’Icindlånde. Mornes plaines glacées et crevasses sans fond surmontées d’arêtes et de pics de glace acérés s’étendaient à perte de vue. Dans ces contrées éternellement gelées, de brusques tempêtes de neige survenaient, mortelles et dévastatrices, sans que rien ni personne ne puisse les prévenir. Un long hurlement déchira le silence, lugubre, empli de douleur, de haine et de rage. Le sifflement de la bise masquait en partie ce sinistre glapissement, mais cela n’empêcha pas le sang de Gabriel de se glacer dans ses veines. Toute l’horreur de ce lieu ressortait dans ce cri qui semblait venir des tréfonds de la géhenne, et la personne la plus courageuse n’aurait pu réprimer un frisson d’angoisse en l’entendant. Le cheval de Gabriel fit un brusque écart, manquant de désarçonner son cavalier. La peur se lisait dans les yeux de l’animal qui renâclait maintenant, et frappait le sol nerveusement du sabot. Un bruit de cavalcade se fit entendre, suivi aussitôt de gémissements et de grondements sourds. Gabriel se retourna vers son fidèle serviteur, Odilon, aux aguets. Une créature à l’aspect indicible courait vers eux, la bave aux babines, les yeux luisant de rage. Un rictus déformait hideusement un faciès déjà affreusement torturé. La bête griffait le sol de ses énormes pattes. Son échine hérissée de pointes aux reflets bleutés, froids et métalliques, se dressait, brisée, à un bon mètre du sol. Des crocs noircis s’échappaient de sa gueule en de longues dagues. Cet être abject se mouvait avec difficulté sur ses pattes arrière, les membres antérieurs raclant presque la neige recouvrant la terre. Des gouttelettes verdâtres lui coulaient le long du menton vers son cou en un flot ininterrompu. Tout son être inspirait le dégoût et la haine, mais pourtant ses yeux exprimaient comme de la douleur et de la tristesse, comme si leur propriétaire comprenait que son aspect était repoussant et insoutenable. Ils semblaient supplier quiconque voudrait bien les regarder de ne pas s’arrêter aux apparences et d’épargner le pauvre hère qui se tenait debout, misérable et solitaire ; de briser le mur des préjugés. L’angoisse aussi se lisait dans ce regard, comme si un danger allait survenir à tout moment de l’endroit d’où venait cet être difforme. Les bruits de pas se rapprochaient toujours, les grondements aussi. La bête s’effondra aux pieds de la monture de Gabriel. Son corps était parcouru de blessures profondes desquelles s’écoulait un ichor visqueux et abondant. De toutes parts surgirent alors de grands loups gris à l’épaisse toison, bondissant par-dessus le talus qui bordait le mauvais chemin sur lequel ils se trouvaient. « Des loups à dents de sabre ! songea Gabriel. Les prédateurs les plus redoutés d’Icindlånde ! » Leurs six pattes griffues fendaient l’air, pressées de fouailler la chair de leurs victimes. Le cheval de Gabriel se cabra en un long hennissement de terreur alors que la meute se disposait en cercle autour des deux cavaliers et de l’étrange créature à leurs pieds, attendant le moment propice pour donner l’assaut et se jeter sur leurs proies. C’en fut trop. Paniqué, l’alezan du compagnon de Gabriel détala au grand galop, son cavalier cramponné à son encolure pour ne pas chuter dans la gueule béante des loups. « Odilon ! Odilon ! À moi, Odilon ! » Mais il était déjà trop tard, Gabriel était seul, seul face aux crocs luisants dans la nuit…